Slow up - Chapitre 1 “cristallisation" par Pierre, co-fondateur de el MARKET
Cristallisation : Formation de cristaux selon des modalités variées par solidification lente, déplacements d'éléments au sein d'un solide ou précipitation.
Dans chaque histoire, il y a plusieurs débuts. Et cela vaut aussi pour chaque histoire entrepreneuriale. Plusieurs points de cristallisation, qui amènent au résultat final. Des rencontres, des moments de bascule, des révélations, qui ne sont que l’aboutissement d’une réflexion déjà engagée consciemment ou inconsciemment. En ce qui concerne el MARKET, si l’on doit en choisir qu’un seul, alors pour nous c’est le 24 octobre 2005, il y a 15 ans.
Il y a 15 ans, démarre l’aventure d’une vie.
Il y a 15 ans, nous faisons le premier pas d’un long voyage qui continue encore aujourd’hui.
Il y a 15 ans, j'étais licencié du bureau d’études pour lequel je travaillais...
Petit retour en arrière :
3 ans ½ plus tôt, en avril 2002. Je débarquais un dimanche soir de mars dans la capitale de l’Europe, Bruxelles. Avenue d’Auderghem précisément entre le rond-point Schuman et le parc du cinquantenaire. Jacques Brel et Dick Annegarn m’avaient parlé de cette ville et je voulais la découvrir, la vivre. Si Paris étale tous ses charmes dès le début, Bruxelles est plus discrète et laisse découvrir petit à petit ses atouts. Le coffre de ma vieille Twingo était chargé d’un sac de vêtements, un matelas en mousse, un ordi et un sac à dos. Je débarquais sous la pluie devant cette maison perdue dans le quartier Européen. Quelques jours plus tôt, j’avais demandé à des amis s'ils avaient des plans pour loger. L’une d’entre elles m’avait donné le contact de sa sœur qui cherchait des cokoteurs (colocataires en Belge).
Au milieu des buildings et autres édifices du quartier européen, se trouvait donc une petite maison perdue comme dans un dessin animé de Tex Avery. Ce fut le début de ma vie Bruxelloise et Belge pendant plus de 3 ans. J’arrivais pour réaliser mon stage de DESS dans les déchets. Entendons nous bien, je n’allais pas vivre dans les poubelles, ni rendre un travail bâclé. Non. J’allais travailler dans la réhabilitation des décharges, la récupération des lixiviats, la valorisation des biogaz, la pyrolyse des déchets. Je terminais mes années d’études en géologie à Lille, entrecoupée d’une année en Erasmus, à l’université de Greenwich, une autre au sein du BRGM (Bureau de Recherche Géologique et Minière) pour étudier les problématiques environnementales. Je passais donc la frontière Belge pour mon stage de fin d’étude. J’allais découvrir comment ce que tout le monde jette sans y penser pouvait être récupéré, valorisé et devenir une formidable richesse. A cette époque, Béa Johnson n'avait pas encore écrit son livre sur le zéro déchet, mais la revalorisation des déchets était en plein développement. L’idée de donner une seconde vie, une valeur à ce que tout le monde jetait, me fascinait au plus haut point.
A la même époque, en Colombie, Diana finissait ses études en Marketing Social à l’université. Diana a grandi dans la forêt amazonienne au milieu des années 80 et 90. Le village dans lequel elle vivait était à la frontière entre l’état de droit et les narcotrafiquants. Pas de cinéma, pas de supermarché, l’activité tournait autour de l’agriculture, la pêche, la base militaire et les revenus indirects du narcotrafic. A 15 ans, ses parents l’avaient envoyée avec sa sœur jumelle Pili, chez leur tante à Bucaramanga, au nord de la Colombie pour leur permettre de faire des études et de rejoindre leur frère Jaime.
Diana avait grandi dans une famille d’entrepreneurs. Dans un pays où le système social et de solidarité repose sur la fameuse cellule familiale, monter son commerce, son entreprise vient naturellement. Une boutique de cadeau, une boulangerie, peu importe mais toujours en famille avec les parents, les oncles, les tantes, les cousins et les cousines. C’est tout naturellement qu’elle se dirigea donc vers le marketing. Elle pouvait alors développer sa créativité, son empathie et sa réactivité. Mais l’humain lui manquait dans sa formation. Elle décida donc de réaliser sa dernière année d’étude et se spécialiser dans le marketing social, au Mexique. Lors de son retour en Colombie, elle annonce alors à ses parents qu’elle souhaite partir en Belgique pour réaliser un stage à la Ligue des droits de l’Homme.
Elle arrive un samedi matin d’octobre 2003 devant la maison de Bruxelles pour un stage de 6 mois. C'est moi qui lui ouvrit la porte et elle ne remarqua pas la petite lumière qui se mit à scintiller dans mes yeux, tant elle était occupée à se rappeler comment dire "bonjour". Un autre point de cristallisation de notre histoire. Six mois plus tard, elle trouve un autre stage au Fair Trade Center qui lui permet de prolonger son permis de séjour (après un rapide aller retour en Colombie). Quant à moi, en avril 2004, l’entreprise dans laquelle je travaillais, en difficulté financière, après plus de 80 ans d’existence, me licenciait. Elle fermera définitivement moins de 2 ans plus tard, sûrement pour avoir oublié d’investir dans l’humain et l’éthique. Ce fut une révélation pour moi et un soulagement de voir que sans ces valeurs on ne pouvait pas réussir.
Au même moment, le stage de Diana se finit. Nous nous retrouvions donc pour la première fois à nous demander ce que nous pourrions faire, où travailler ? Et pourquoi pas ensemble ? Et pourquoi pas dans un domaine qui réunissait nos valeurs communes : l’éthique, le social et l'environnement.
Et pourquoi pas un “café équitable” ? proposa Dorothée, une amie, lors d’une soirée. Mais oui ! Un café sur Bruxelles, petite restauration, des produits bios et issus du commerce équitable. Ce fut notre première idée projet éthique ensemble. Nous y avons travaillé pendant plusieurs mois, nous avons suivi des cours de comptabilité et gestion pour nous former, rencontrer des partenaires et fournisseurs. L’idée plaisait mais il n'existait aucun équivalent à l’époque et nous dûmes nous rendre à l’évidence, au bout d’un certain temps...Ce projet ne verrait pas le jour. Nous n’étions pas encore prêts. Je retrouvais rapidement un travail en bureau d’étude et Diana un DES sur l'aide au développement à Liège. Nous gardions cette idée de projet commun et éthique dans un coin de notre tête, sans nous douter qu’il allait réapparaître un an plus tard .
Izegem, Flandres Occidentale, bureau de la directrice, 24 octobre 2005 :
-Monsieur Malavielle, vous savez pourquoi nous vous avons convoqué aujourd’hui?
-Pour me parler des perspectives de développement du Bureau en France j’imagine.
-Pas du tout, le directeur ici présent et moi-même souhaitons mettre un terme à la collaboration entre vous et notre entreprise.
-Pardon….
-Écoutez, il faut se rendre à l'évidence que vous n’êtes véritablement pas fait pour travailler en entreprise.
euh…
-Merci, vous pouvez disposer.
Nous revoilà donc le 24 octobre 2005, à Lille. Le retour du boulot est assez rude, grosse désillusion, gros sur le cœur, incompréhension et un ciel gris et bas en guise de décor. Je rentre sur Lille et retrouve Diana dans notre appartement. Nous venons d'emménager à Lille pour mon boulot quelques semaines auparavant. Diana a fini son année d’étude à Liège dans l’aide au développement. Une année pour se spécialiser et continuer sa formation pour obtenir un diplôme européen. Malgré un CV garni et international, les portes des entreprises ou structures capables de l'accueillir restent closes pour une non-européenne. Et qui dit pas de job dit pas de permis de séjour. De mon côté, c’est deux jobs, deux licenciements. Est-ce que nous ne faisons pas fausse route ? Devons-nous ranger au placard nos idéaux, nos envies? Doit-on mettre sous le tapis nos aspirations pour rentrer dans le “monde des grands”?
Si je redessine le tableau, nous avons donc un géologue au chômage, une Colombienne sans papier, un petit appart’ lillois et un soir d'automne pluvieux. On est loin de l'ambiance start-up, happy feeling. Et pourtant, il y a quelque chose dans l’air, quelque chose ressemblant à une page blanche. Il n’y a rien, on peut donc tout. Il paraît qu’un entrepreneur c’est quelqu’un qui se jette dans le vide sans parachute et tente de construire un avion dans sa chute. C’est donc ce soir-là que nous nous retrouvons en haut de la falaise. Ce n’est pas le bout du chemin mais le début d’une nouvelle route.
Considérer que le problème vient des autres de l’extérieur, que nous sommes incompris ne nous fait pas avancer. Accuser les autres, les conditions, l’environnement actuel, la conjoncture ou que sais-je encore, nous place dans une situation d’impasse et sans volonté d’agir. Si nous voulons pouvoir réaliser ce dont on rêve, si nous voulons pouvoir travailler selon nos convictions, notre éthique, alors ce sera à nous de prouver que c’est possible. Ce sera à nous de travailler, de nous relever et de nous mettre chaque jour à l’ouvrage pour réaliser ce que nous voulons.
Que voulons-nous ? Travailler en adéquation avec nos valeurs, pouvoir associer idéaux et travail.
Quels sont nos idéaux ? Le respect et la protection de la nature, le respect et la protection des êtres humains.
Comment pouvons-nous le faire ? En étant indépendant pour être autonome et libre, il nous faut donc monter notre propre structure.
L’envie de retravailler sur un projet commun remonte très vite. Être indépendant OUI.
Travailler dans le commerce équitable et le bio, OUI.
Un café, NON, nous en avons vu nos limites.
Une boutique, pourquoi pas. Mais de quoi ? De produits du commerce équitable ! De la déco, de l’alimentaire et des vêtements. Ok, mais pas de caverne d’Ali baba, nous voulons des produits beaux et qualitatifs pour changer le monde. Faire une B.A., une fois l’an ne suffit pas, si on veut changer le monde c’est chaque jour que nous le devons et chacun dans notre manière de vivre, de consommer.
Nous ne le savons pas mais à l’époque de nombreux projets voient le jour au même moment, VEJA, Tudo Bom, Idéo, Themis, Ethiquable, Alter Eco. La vague est là.
Mais avant de nous lancer, il faut que nous allions en Colombie. Je dois rencontrer le pays de Diana, sa culture, sa famille, apprendre la langue. On rassemble quelques économies, on prend un billet d’avion pour Bogota et on part en décembre 2005 pour 6 semaines au pays du café, de l’Amazonie et de la joie de vivre. Nous espérons aussi que cela permettra de résoudre notre premier problème. Et un problème de taille. Diana n’a plus de Visa, elle n’a plus le droit de séjourner sur le territoire français. Elle n’a pas de “billet retour” pour l’Europe… En montant dans l’avion, nous nous posons la question, Comment pouvons-nous réaliser notre rêve si nous ne pouvons plus être ensemble ?”
Découvrez la suite dans l'épisode 2 : Fusion.
Crédit photo : Julie Béal (http://www.juliebeal.com/)