Slow up - Chapitre 2 “fusion" par Pierre, co-fondateur de el MARKET
Vous avez raté le 1er épisode ? Le voici : Episode 1, cristallisation
Après 11h de vol, nous atterrissons à l’aéroport el DORADO. Pour mon premier vol intercontinental, j’ai peu dormi. Les derniers instants m’ont permis d’admirer le continent sud américain et les immenses serres de fleurs et de fruits qui jouxtent la capitale. L'aéroport de Bogota, à cette époque, est à peine plus grand qu’un aéroport régional. Un bâtiment central de la taille d’un hall de gare flanqué de deux couloirs d’embarquement, le national et l’international. A la sortie de l’avion, je m’attends à être assommé par la chaleur mais c’est le manque d’air qui arrive très rapidement. J’ai l’impression d’étouffer. Je dois régulièrement reprendre mon souffle. La fatigue du voyage, le décalage horaire. Rien de tout cela. La capitale de la Colombie est simplement située à 2.640m d’altitude. Pour moi qui crois gravir le Tourmalet quand je prends mon vélo pour aller dans les collines de l’Artois, la différence est radicale. Il faut un peu de temps pour s’y habituer.
Mon premier souvenir marquant de la Colombie c’est notre sortie sur le parvis de l'aéroport. Un immense trottoir dont la bordure me paraît gigantesque. A l’horizon, les Andes. Elles ressemblent à une énorme vague prête à engloutir la ville, tel un Tsunami de roches. Devant nous, une activité frénétique. Les taxis jaunes prennent à peine le temps de déposer leur passager, en prennent un autre et repartent aussitôt. Ils slaloment entre les autobus multicolores, les fameuses chivas. Ça court, ça klaxonne, ça s'agite, ça s'embrasse. Les accueils sont accompagnés de ballons multicolores, de panneaux géants peints à la main et remplis d’inscriptions et de dessins. Les bises claquent et sont accompagnées de longues embrassades. Au milieu de toute cette frénésie, un petit homme distingué, la soixantaine bien tassé, cheveux blanc en abondance, chemise claire, pantalon de toile beige. Il semble impassible à toute cette agitation autour de lui. Il attend, stoïque et droit.
J’en suis encore à m’extasier de mon premier pas sur un autre continent, tel Armstrong marchant sur la Lune, quand Diana se met à courir son sac à dos de travers. Elle manque de tomber à chacun de ses pas mais parvient à garder son équilibre, avec une certaine aisance. Elle me laisse en plan au beau milieu de l'esplanade. Armstrong a perdu Houston. Après quelques mètres parcourus au milieu de la foule, elle se jette dans les bras du petit homme qui l'enlace. J’entends juste un “Papa!” suivi d’un “ Mi Dianita”.
Elle me fait signe de m’approcher et me présente à son père, son visage arbore un large sourire, tout heureux qu’il est de retrouver sa fille prodigue. Il me lance quelque mots en espagnol que mes deux mois de méthode ASSIMIL ne me permettent pas de comprendre. Puis m’envoie deux grandes tapes dans le dos. J’en ai le souffle coupé. Je suis obligé de faire un pas en avant pour garder l’équilibre. J’hésite à savoir s'il s’agit d’un avertissement ou d'un salut amical. Il met alors ses deux mains sur mes épaules et me dit :
- Bienvenido en Colombia!
C’est sa manière d'accueillir l’étranger. Jaime, le frère de Diana que j’ai déjà rencontré à Bruxelles et Valence, me salue.
Le lendemain, après une nuit de sommeil dans la capitale, nous passons aux choses sérieuses. Nous visitons le salon international des artisans d’Amérique Latine qui a lieu en cette période. Nous découvrons de nombreux producteurs. Les stands présentent des bijoux en Tagua, de la vaisselle en Chamba ou encore des mochilas des indiens Wayuu. Nous prenons la journée pour faire le tour de la foire, récupérer des adresses, des contacts, des idées.
A l’époque, les années 2000, sont les années de la mondialisation et de la globalisation. On dit que le monde est un village. Les informations circulent de plus en plus vite avec l'avènement de l’internet. Tout comme les produits qui grâce au développement du transport de marchandises vont d’un continent à un autre. Il faut produire le moins cher possible et cela bien souvent aux détriments des producteurs. Le commerce international, au lieu d’être un outil de développement, ne fait qu'accroître les inégalités et appauvrir les producteurs. Ces derniers n’ont aucune garantie de revenus fixe et durable. Dans le numéro d’Octobre 1998 du Monde diplomatique, le journaliste Dominique Vidal, m’avait appris que 20% de la population se partageait 86% de la production mondiale. Le rapport du FAO (Food and Agriculture Organization) de 2006 parle de 854 millions de personnes en état de sous-alimentation et 2 milliards qui souffrent de malnutrition. Face à ces chiffres abstraits et parfois tétanisants, la rencontre de tous ces artisans dans le salon, nous encourage. Si nous voulons proposer des produits permettant une juste rémunération, nous savons que des produits de qualités et des coopératives éthiques existent.
Après quelques jours passés à Bogota, nous prenons la route vers Bucaramanga, au nord du pays.
- Nous partirons tôt demain matin, à la “madrugada”. Il faut éviter les bouchons de la capitale et aussi le fameux pico y placa. me dit Diana
- Le Picoiplaca, c’est un personnage de dessin animé?
- Pero no, Mi idiota, le Pico y Placa c’est l’autorisation pour circuler en voiture dans la capitale. Jours pairs, les voitures dont la plaque d’immatriculation finit par un nombre pair et les jours impairs c’est l’inverse.
- Ok, autant pour moi. Pas de soucis, je serais prêt à 9h
- Euh,... Pierre, quand je dis tôt, c’est que l’on part avant 6h du matin.
- Ah oui, effectivement c’est tôt. C’est sûr que tout le monde dormira encore à cette heure là.
Le jour suivant, je m'aperçois que j’ai encore beaucoup à apprendre sur ce pays. A 6h du matin, la Colombie est déjà pleine de vie. Les gens partent déjà au travail. Les magasins sont ouverts. Même les enfants dans leurs uniformes aux couleurs de leur école font la queue pour prendre le bus.
Nous nous lançons donc pour 400km de route de montagne, plus de 8h de trajet. Chaque village traversé est associé à un contrôle des papiers d'identité par la Police. La route grimpe puis descend, tourne à gauche, puis à droite, puis de nouveau à gauche. Les grands coups d’accélérateur font rugir le moteur à chacun de nos dépassements de camion. Et ils sont nombreux sur cette route qui relie la capitale aux grands ports du pays. Mon estomac prend un cours de salsa personnalisé à l'intérieur de mon ventre. Mes intestins juste au-dessous n’apprécient que moyennement. Je suis le seul dans la voiture à voir son visage passé du rouge au vert. Nous finissons par faire une pause. En sortant du véhicule, un peu nauséeux, je découvre, une vue époustouflante. Devant moi se dresse une immense vallée encaissée, bordée de cactus. Quelques vautours tournent dans le ciel et une rivière se trace un chemin, en contrebas, au milieu des roches et des éboulis.
- Je te présente le Chicamocha, le plus grand canyon d'Amérique Latine, me glisse Diana à l’oreille.
- Je comprends mieux pourquoi tu voulais passer par cette route maintenant.
Deux heures plus tard, nous arrivons enfin dans le centre-ville de Bucaramanga, à la Panaderia familiale. Là, nous accueille Pili, sa soeur, toute heureuse de faire ma connaissance et la mère de Diana, Chela.
- Encantando de conocer te, Pierre. Bienvenido a la ciudad bonita.
Pas de grande tape dans l’épaule cette fois-ci mais une grande embrassade. Je préfère.
Je découvre, les jours suivants, l’ancien quartier de Diana, son université au milieu d’un parc rempli d’arbres. On m’invite à jouer au Bolo criollo, sorte de Bowling local. Nous en profitons aussi pour visiter une finca de café sur les pentes des Andes voisines. C’est l’occasion de rencontrer des producteurs fiers de leur travail en coopérative et de déguster un café fraîchement cueilli.
L’image du café est indissociable de celle de la Colombie. La baie de cette cerise rouge est aussi liée au commerce équitable. Quel que soit leur pays d’origine, les paysans vendent leur production de café à différents intermédiaires en fonction du cours international du café. Celui-ci est déconnecté du coût de production. Il varie selon l’offre et la demande. Le producteur de café ne sait donc jamais à quel tarif il pourra revendre sa récolte et s'il pourra en vivre. En 1986, des petits producteurs de café au Mexique lancent un cri d’alarme sur leurs conditions de travail. Frans van Der Hoff, un pasteur néerlandais vivant dans la région et Nico Roozen, un économiste, les entendent. Ils travaillent avec eux sur un nouveau mode de rémunération des producteurs. Le prix sera fixé en fonction des coûts de production et ils recevront une partie de l’argent en avance pour investir dans leurs outils de travail et les semences. La coopérative UCIRI est la première coopérative de café pratiquant le commerce équitable. Ils inventeront aussi le sceau “Max Havelaar" pour garantir le processus mis en place. Le courant dit réformiste ou labellisé du commerce équitable est né.
Le lendemain de notre visite nous partons pour San José del Guaviare, le village d’enfance de Diana au milieu de la forêt amazonienne.
Nous prenons un vieux coucou pour rejoindre le village, la vue du hublot durant le voyage est juste magnifique. L'état de l'avion l’est beaucoup moins.
A l’arrivée, au milieu des latinos bronzés, des indiens des réserves avoisinnantes et des métisses, ma tête d’européen à la peau blanche ne passe pas inapercue. Surtout pour le bataillon de l’armée présent. J’ai le droit à un controle en règle des papiers et de mon sac à dos ainsi qu'à une vaccination obligatoire contre la fièvre jaune. Ce surplus de contrôle et de militaires se comprend. Nous sommes arrivés à la limite des territoires contrôlés par l'État. A quelques kilomètres de la, Paramilitaires et Farc règnent sur la région. C’est d’ailleurs ce même aéroport qui deux ans plus tard, sera le théâtre de la libération d’Ingrid Betancourt, une franco-colombienne, ancienne candidate à la présidentielle du pays pour le parti écologique et qui à cette époque est otage à quelques kilomètres de là.
Notre arrivée a lieu à quelques jours de Noël. Chaque soir nous nous rendons chez une tante, un oncle ou des amis pour célébrer la Novena. Chaque visite est l’occasion de manger des empanadas, ces petits chaussons fourrés de farce, de boire de l'aguardiente, l’alcool local et de danser. Je me débrouille plutôt bien pour les deux premières activités. Pour la dernière, j’ai encore beaucoup à apprendre. Mais tout le monde est ravi de m’enseigner quelques pas.
Si les soirées sont consacrées à la fête, le jour est propice aux visites de la région. Aux balades en motos, suivent les baignades dans les rivières. La découverte des vestiges de la ciudad de piedra ou encore les expéditions en pirogue sur la laguna Negra. Avec les tensions qui règnent à proximité, la région n’est pas très touristique. Chaque visite révèle des sites vierges et magnifiques. On croise des iguanes au milieu des chemins et des singes dans la forêt. Les fleurs sauvages sont multicolores et nombreuses. On pense alors avec Diana que si notre projet de boutique ne marche pas, on pourra toujours se lancer dans l'éco-tourisme. Tout est à faire ici, une autre page blanche qui ne demande qu’à être remplie.
Pour les fêtes, on réalise le muñeco, une poupée de taille humaine en papier mâché et vieux vêtements. On y grimme le visage d’un politique, d’un sportif ou d’une chanteuse à la mode. Chacun y insère un petit papier où il inscrit ce qu’il veut voir disparaître de cette année. On attache ensuite le tout au capot d’un pick-up et armée d'œufs pourris et de farine, nous partons pour une grande bataille dans les rues du village pour le baptiser. Je m'aperçois assez rapidement que je suis un objectif plus intéressant que notre mannequin. La dextérité des enfants des autres quartiers ont vite fait de me transformer en cible vivante quand notre mannequin de chiffons semble toujours étincelant.
J’en ressort avec pas mal de bleus et recouvert d’une mélasse d’oeufs et de farine. Au retour, Diana est soudain prise d’un énorme éclat de rire.
- Dis, Pierre, tu sais ce que ma cousine vient de me demander?
- Je sais pas, pourquoi je suis plus sale que le muñeco peut-être
- Non, elle m’a demandé si c’était vrai que les français ne se lavent pas.
- Tu peux lui répondre que vu mon état, je suis prêt à déroger à cette coutume de mon pays.
Le soir, après une douche salvatrice, nous nous retrouvons avec Diana dans le hamac de la terrasse du patio. Épuisés, nous nous laissons bercer par le balancement. L’air est lourd et un orage éclate. Au milieu de la forêt amazonienne, la pluie qui tombe n’a rien à voir avec le crachin du Nord et l’air devient suffocant et humide. On transpire tellement que les moustiques restent collés à notre peau. Je crois que je suis bon pour une nouvelle douche.
Les réveillons de Noël et du nouvel an arrivent. A côté des pesebres, ces immenses crèches qui remplissent la moitié du salon, se déroule les grandes fiesta familiales. On re-mange, on re-boit et on re-danse. Rien ne se fait jamais dans la demi-mesure ici. On vit pleinement l’instant présent. J’ai à certain moments l’impression de vivre dans l’album d'Astérix chez les Belges. Juste retour aux origines de l’histoire débutée à Bruxelles, en somme. On en profite aussi pour me faire déguster des fourmis, des oreilles de cochon rôtis, des œufs de tortues. Je n’arrive jamais à savoir s'il s’agit d’un plat typique ou bien d’une blague. Le soir du nouvel an, on brûle le muñeco et avec lui les mauvais souvenirs de l’année qui vient de s'écouler. On souhaite le meilleur pour le nouvel an qui débute.
La nouvelle année commence, pour nous, avec quelques jours sur la côte des Caraïbes. On visite la ville fortifiée de Cartagena. On dort dans un hamac sous les cocotiers du parc naturel de Tayrona. Bref, on fait son touriste occidental lambda. En 2005, le nombre de touristes en Colombie dépasse à peine les 900.000 (source Knoema) et se compose principalement de backpackers Américains et Sud-Américains. Aujourd’hui c’est plus de 4 millions d'étrangers chaque année, de toutes origines et de tout âges qui viennent visiter le pays.
Après ces quelques jours passés sur la côte. Mon départ approche. il n’est pas prévu que Diana puisse m’accompagner cette fois-ci. Avant de retourner en France, il nous reste encore une chose à faire. C’est même le but principal de notre voyage : annoncer notre mariage aux parents de Diana. Partir de l’autre côté de l’océan Atlantique nécessite quand même leur approbation.
De manière plus terre à terre, notre union civile est aussi la seule possibilité pour que Diana puisse obtenir un VISA et revenir en Europe. Hors Espace Schengen, il faut être soit étudiant, soit travailleur soit marié pour obtenir un titre de séjour. La première option ne peut pas durer toute la vie. La seconde est tout simplement impossible. Les entreprises sont réticentes à embaucher des “sans VISA” et de toute façon, cette solution n’est pas adaptée à notre projet. Il nous reste donc la dernière option. Une chance pour nous, après 2 ans de vie commune.
Depuis plusieurs jours, nous avons travaillé notre discours, en espagnol, avec Diana. Pour le cadre, nous avons invité ses parents au restaurant.
Nous nous retrouvons donc en terrasse en leur compagnie. Nous sirotons un verre en attendant nos plats. Un regard appuyé de Diana, un petit coup de pied dans les mollets. Je crois que c’est le moment, je me lève et je me lance:
- Desde hace dos años que conozco a Diana, yo puedo conocer sus cualidades y sus defectos,....”
J’en oublie la fin mais j’arrive à glisser “matrimonio”. Visages figés en face de moi, le temps semble s’être arrêté. Si ses parents avaient bien compris ma venue ici, je pense qu’ils sont en train de le réaliser à l’instant même. Le temps continue de s’étirer. Même le chant des oiseaux combiné au son des mobylettes semblent ralentir. Son père me regarde. Chela ne quitte pas sa fille des yeux. Diana semble statufié vers ses parents. Son père ouvre enfin la bouche et me dit en Espagnol:
- Si tu veux prendre la main de ma fille, il faudra prendre tout le reste.
Diana traduit :
- Ils sont d’accord.
Soupir de soulagement, les oiseaux se remettent à chanter et les mobylettes à pétarader. Arrivent alors de longues embrassades et milles et une questions des parents sur la suite de notre aventure.
Le jour de mon départ arrive et nous revoici à l’aéroport de Bogota. L’immense trottoir est toujours là, les Andes n’ont pas bougé et l’agitation est toujours aussi intense. Je crois avoir appris à apprivoiser tout cela après 6 semaines de fusion dans ce pays.
Nous avons beaucoup à faire chacun de notre côté. Nous lancer dans notre étude de marché, trouver les produits, le lieu, les financements...Nous pensons nous retrouver dans quelques jours, voire quelques semaines, une fois que tous les papiers seront en ordre pour notre union civile. Cela atténue notre tristesse. Nous ne savons pas encore que notre séparation durera plusieurs mois et connaîtra quelques rebondissements.
Découvrez la suite dans l'épisode 3 : Métamorphisme.
Crédit photo : Julie Béal (http://www.juliebeal.com/)